par Robert Martel
Les municipalités aiment donner à leurs rues le nom d’un citoyen célèbre. Seulement avec le temps, l’oubli s’installe. Tel est le cas des rues Pierre Jônain.
Il s’agit du père et du fils. Selon la coutume du XVIIIe et XIXe siècle, l’aîné des fils reçoit le prénom du père.
À Gémozac, le père,
à Royan, le fils
À Gémozac, le père est une célébrité, un représentant typique de l’élite rurale du XIXe siècle qui a contribué au développement de l’agriculture saintongeaise, après la Révolution. Car en ce temps-là, les champs et les prés des abbayes et châteaux changent de main (1). Ainsi il a acquis une propriété, sise à 3 km du bourg, dans le hameau de Maillé où il est laboureur à au moins une charrue et aussi Maître maréchal ferrant (2). Ce catholique qui dans sa jeunesse participe aux guerres de Vendée dans l’armée de la première république, milite toute sa vie pour elle. Militance qu’il transmet à son fils, né à Maillé le 31 juillet 1799.
De sa mère, huguenote fervente et instruite, il adresse à Lamartine les vers suivants :
À quatre ans, je lisais : nul autre que ma mère
À ce monde nouveau n’initia mes yeux,
Aux champs, près du bétail que nous gardions tous deux,
J’apprenais de sa voix, ou d’ange ou de bergère,
Une simple romance, une douce prière…(3)
En outre, il a le saintongeais et le français pour langues maternelles et ce doué est bachelier à 16 ans ; licencié en droit à 19 ans, puis professeur de langues : anglais, latin, grec… Néanmoins, il reste fidèle à ses origines paysannes et populaires. Toute sa vie, son plaisir est de revenir à Maillé et de se promener dans les bois qu’il a parcouru depuis qu’il sait marcher.
Plus qu’un simple enseignant, cet « homme de lettres », selon son acte de décès, est poète et reçoit de Victor Hugo des encouragements à persévérer. En 1920, selon son biographe (4), il est « oublié »… alors qu’il est le premier à structurer le saintongeais en publiant en 1869 : Dictionnaire du patois saintongeais qui est en chantier depuis 1850. Pour ce bilingue de jeunesse, il s’agit de la « langue des pères » et par conséquent d’un patrimoine à conserver. En 1876, Jônain publie à l’imprimerie du Phare littéraire (Royan) : Jhoset et Suzanne ou les saisons saintongeaises, inspiré par Jean Vanderquant, le bon « çhuré » de Virollet qui a fait serment à la constitution (5). Ce poème est composé de sept tableaux :1) les labours et semailles d’automne ;
2) la taille des vignes
3) les fenaisons ;
4) la moisson ;
5) Le battage du blé ;
6) les vendanges ;
7) les noces.
En 2011, cette œuvre est rééditée par Michel Gautier qui double le texte saintongeais de sa traduction à l’intention des francophones (6). Par curiosité littéraire, j’ai acquis le livre et découvert de charmants tableaux de la vie rurale au XIXe siècle. Un impératif besoin de précision me pousse à lui téléphoner. Cet homme affable propose avec enthousiasme de venir présenter le livre. Proposition que le CA de la SHASM retient et fixe à la permanence du 10 février 2018. Ce jour-là, Michel Gautier présente avec talent les sept poèmes qui apportent une foule de petits détails (outils, coutumes, etc.) sur des pratiques paysannes ancestrales, patrimoine choyé de Pierre Abraham Jônain. À cette occasion, les saintongeophones présents manifestent bruyamment leur plaisir. Cette rencontre est en quelque sorte une prolongation de ce qui ressort du livre : l’indispensable travail est sublimé par la joie des rencontres qu’il provoque. Ce qui est bien évoqué avec la photo de couverture de l’édition récente.
Cette présentation n’est qu’un des fruits de l’intérêt de quelques amis, passionnés d’histoire locale, qui se sont concertés après avoir lu l’article de Ramon Rodriguez paru dans le bulletin n°109 du CGS (Cercle Généalogique de Saintonge) de septembre 2017. Par Internet, commentaires et suggestions fusent. Les lieux de vie et la biographie se précisent, puis aux archives départementales, l’hebdomadaire, La Gazette des bains de mer (édition du 9 novembre 1884) révèle l’éloge funèbre prononcée, par Frédéric Garnier, maire de Royan, heureux de faire savoir que le défunt, décédé sans descendance, a fait don de sa bibliothèque à sa ville d’adoption.
Las, les bombardements de 1945, ont anéanti ce patrimoine… Sauf, qu’aujourd’hui la Médiathèque de Royan a récupéré, on ne sait guère comment, un manuscrit de Pierre Jônain : Autobiographie de mon demi-siècle (1812 - 1862) (7). Un précieux trésor de plus de 200 pages truffées de poèmes sur ce que l’auteur considère comme les grands moments de sa vie. Une première lecture permet de saisir les motivations qui ont orientées la vie de cet intellectuel doué dont les activités sont d’une rare diversité. Il faut du temps pour analyser la traversée du XIXe siècle de ce Saintongeais, en deuil de la première et deuxième République, mais qui à la suite de Gambetta, prit sa revanche à Royan dès septembre 1870.
Son autobiographie, précédée d’une dédicace à la postérité, correspond bien à l’exhortation que lance George Sand en 1855 dans Histoire de ma vie :
"Artisans qui commencez à tout comprendre, paysans qui commencez à savoir écrire, n'oubliez donc plus vos morts. Transmettez la vie de vos pères à vos fils. Échappez à l'oubli, vous tous qui avez autre chose en l'esprit que la notion bornée du présent isolé. Écrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sondé votre cœur."
Espérons qu’en cette année 2018, Pierre Jônain ne soit plus un oublié (8) selon le vœu du CA de la SHASM,
Robert Martel
NB - Ce résumé biographique a pu être réalisé grâce à la collaboration active, via internet, de divers amis qui, bien que retraités sont très compétents, passionnés d’histoire locale et de généalogie, à qui vont mes très vifs remerciements pour leur collaboration: Ramon Rodriguez[1] (9); Jean-Pierre Boulesteix, tous deux membres du CGS (Cercle généalogique de Saintonge) ; Denis Vatinel, conservateur du Musée du Château du Bois Tiffrais en Vendée ; de Noëlle Gérôme, historienne-ethnologue du CNRS; de Philippe Rattier (mairie de Royan) et en final Françoise Carbone qui à la Médiathèque de Royan est la gardienne très professionnelle et attentionnée du manuscrit de Jônain.
[1] - P.A. Jonain, Les saisons saintongeaises, 1èr poème : les labours, vers 65 et suivant. (1876).
[2] - Voir la sculpture d’une charrue et d’une enclume sur sa pierre tombale Cimetière communal de Gémozac).
[3] - Idem dans les Labours vers 28 et suivant.
[4] - Paul Dyvorne : Un oublié… Pierre Jônain ; Ouvrage disponible en ligne avec Gallica.
[5] - Opus cité, vers 90 à 98.
[6] - Traduction de Michel Gautier chez Geste éditions ; 192 pages.
[7] - Consultable sur place à la médiathèque de Royan et sur rendez-vous.
[8] - cf Paul Dyvorne, Un oublié, Pierre Jônain, Edition Victor Billaud, 1920.
[9] - Auteur d’un article dans le bulletin de septembre 2017, du CGS.